Depuis quelques années, différentes revues scientifiques s’interrogent sur les modèles animaux actuels de dépression et soulignent le besoin de modèles éthologiques des troubles de l’humeur basés sur des animaux vivants dans des conditions naturelles. Carole Fureix, Patrick Jego, Séverine Henry, Léa Lansade et Martine Hausberger, chercheurs au CNRS/Université de Rennes 1 et à l’IFCE, proposent une étude pionnière publiée en 2012 et intitulée : « Vers un modèle animal éthologique de dépression? Une étude chez le cheval ». Cet article a pour objectif de déterminer si des chevaux domestiques dans leur environnement habituel expriment des comportements de type dépressif. Pour cela, ils se basent notamment sur la posture de la tête et de l’encolure.
Je vous propose ici une version vulgarisée de cet article.
Contexte de l’étude
Les approches éthologiques s’intéressant au comportement spontané des animaux dans leur environnement domestique pourraient s’avérer utiles pour identifier de meilleurs modèles animaux des troubles mentaux chez l’homme, et en particulier si les conditions environnementales offertes aux animaux partagent des caractéristiques avec les conditions environnementales connues pour induire la dépression chez l’homme. De la même façon que l’homme peut subir le stress au travail, les chevaux domestiques peuvent se heurter à un stress chronique lié aux restrictions sociales et spatiales ainsi qu’aux interactions avec leur cavalier. Ce stress chronique peut provoquer des troubles comportementaux, et les auteurs ont pu observer que certains chevaux de centres équestres semblaient montrer une apparente baisse de réaction, comme s’ils étaient « figés », en retrait vis-à-vis de leur environnement. Ces mêmes chevaux présentaient une posture atypique, caractérisée par une hauteur de l’encolure alignée à celle du dos, un angle tête – encolure ouvert et un report apparent du poids sur l’avant-main, associée à une absence de mouvement de tête et/ou des yeux, le cheval gardant les yeux ouverts.
Dans cette étude, les auteurs font l’hypothèse que cette symptomatologie observée chez les chevaux au travail, proche de celle observée chez les patients dépressifs, pourrait suggérer un état de type dépressif. Pour cela, ils se sont concentrés sur 2 éléments : l’expression spontanée d’une attitude atypique et une réactivité moindre à un ensemble de stimuli environnementaux (tactiles/visuels, humains/non humains).
Méthodologie
59 chevaux âgés de 5 à 20 ans et issus de 3 centres équestres ont participé à cette étude (68% Selle Français (SF), 32% autres races ; 75% hongres, 25% juments). Ils étaient hébergés dans des conditions standards (box de 9m², alimentation sous forme de granulés 3 fois/jour, foin et eau à volonté) et participaient aux leçons d’équitation (cours et compétitions) 4 à 12 heures par semaine, avec au moins 1 jour de repos par semaine.
Observations comportementales au box
Les chevaux étaient observés pendant 30 min dans leur box le matin entre 9 à 11h, l’après-midi entre 14 à 17h et avant leur repas. Tous les comportements étaient enregistrés et une attention particulière a été donnée à la posture inhabituelle caractérisée par des chevaux se tenant immobiles, les yeux ouverts et fixes, cou tendu et même hauteur cou – dos (voir introduction et figure ci-dessous). Les chevaux « apathiques », « sans réaction » ou « éteints » sont décrits dans la littérature comme ayant « des yeux ternes ne regardant nulle part ». C’est pourquoi, les observateurs ont particulièrement fait attention aux yeux et à la fixité des oreilles lorsque les chevaux présentaient cette attitude atypique.
Test de réaction à l’environnement
- stimulations tactiles (garrot, grasset et poitrail)
- apparition soudaine d’un humain à la porte du box
- nouvel objet (test d’anxiété)
Mesure physiologique
- mesure du cortisol sanguin (hormone du stress)
Résultats
- 24% des chevaux ont exprimé la posture atypique, jusqu’à 4 fois en 30 minutes
- Ces chevaux étaient tous des SF, et majoritairement des juments
Lorsqu’ils étaient comparés à des chevaux ‘contrôles’ (c’est-à-dire n’ayant jamais été observés en posture figée) vivant au sein des mêmes établissements, les chevaux présentant la posture atypique :
- sont moins réactifs aux stimuli tactiles
- sont plus indifférents à l’apparition soudaine d’un humain à la porte du box. La fréquence d’absence de réaction à l’approche d’un humain est corrélée à la durée de la posture atypique
- plus enclins à présenter les plus fortes réactions à un nouvel objet (anxiété)
- ont des taux de cortisol plus faibles que les autres chevaux après une journée de travail. La fréquence des postures atypiques est inversement corrélée aux taux de cortisol.
L’ensemble de ces observations caractérisant les chevaux « figés » montre de fortes similarités avec certains aspects des états de dépression décrits chez l’homme et chez d’autres modèles animaux. De plus, l’effet race (qui suggère un effet génétique) et une plus forte prévalence de femelles renforcent cette convergence.
La diminution des contacts visuels est également observée chez les patients dépressifs. Chez les chevaux « figés » elle se manifesterait par le fait qu’ils regardent dans le vide et n’essaient pas d’établir de contact visuel avec les humains et possiblement avec les autres chevaux. Comme chez l’homme, la « dépression » chez les chevaux pourrait être un syndrome multidimensionnel : apathie et perte d’intérêt, une plus faible réactivité mais un plus fort niveau d’anxiété. La diminution des taux de cortisol a également été observée chez l’homme dans certaines études de dépression au sein de communautés, lors de syndromes de fatigues chroniques ou de stress post-traumatiques.
Ces résultats suggèrent que les états « dépressifs » des chevaux pourraient refléter une interaction entre des effets de la sélection génétique et des facteurs environnementaux. En effet, les descriptions de chevaux « apathiques » correspondent toutes à des situations domestiques à l’origine de restrictions sociales, spatiales et/ou alimentaires, et d’un travail potentiellement facteur de stress pour les chevaux. Ceci suggère que les chevaux, comme les humains et d’autres espèces, seraient particulièrement sensibles aux conditions environnementales qui pourraient déclencher le développement de « syndromes dépressifs ».
Conclusion
Ces résultats suggèrent que l’évaluation de la fixité du regard ou du corps, et de la position du corps pourrait indiquer un état semblable à celui de la dépression. Ainsi ce nouveau type d’évaluation comportementale permet d’enrichir les tentatives pour trouver des indicateurs appropriés du bien-être animal chez le cheval.
Fureix C, Jego P, Henry S, Lansade L, Hausberger M (2012) Towards an Ethological Animal Model of Depression? A Study on Horses. PLoS ONE 7(6): e39280. DOI:10.1371/journal.pone.0039280
Étude complémentaire
Afin de tester l’hypothèse selon laquelle l’attitude « figée » des chevaux indiquerait un état semblable à la dépression, une partie des auteurs de l’étude publiée en 2012 a évalué l’état d’anhédonie (perte de la capacité à ressentir du plaisir) de ces chevaux. Cette étude s’intitule : « Examen de l’anhédonie chez une espèce non-conventionnelle : certains chevaux de selle Equus caballus montrent-ils des symptômes de la dépression ? ».
Chez les rongeurs, la diminution de la consommation de saccharose (à l’état de satiété) a été validée comme un symptôme de l’anhédonie, un symptôme caractéristique de l’état de dépression chez l’homme. Les chevaux, comme les rongeurs, préférant une nourriture sucrée à une nourriture non-sucrée, les auteurs ont choisi d’utiliser la diminution de la consommation de saccharose comme mesure de l’anhédonie chez le cheval.
Vingt chevaux ont participé à cette étude, dont 15 avaient été étudiés en 2007 lors de la première étude (ci-dessus). Outre la consommation de saccharose, 2 types de comportements ont été enregistrés : l’état atypique « figé » et les comportements stéréotypiques. Parmi ces 20 chevaux, 9 n’ont jamais été observés en train de présenter l’attitude atypique figée. Les chevaux caractérisés comme « figés » en 2007 avaient plus tendance à montrer cette même attitude lors de cette nouvelle étude.
Plus les chevaux présentaient l’attitude « figée », moins ils consommaient de saccharose. Une telle perte de plaisir est un symptôme clé de la dépression clinique, et suggère que les chevaux « figés » sont en effet dans un état semblable à la dépression. Cependant, ce résultat pourrait potentiellement refléter le niveau général d’appétit et/ou la néophobie alimentaire (les blocs de sucre utilisés dans cette étude étant des stimuli totalement nouveaux pour les chevaux testés). Afin de contrôler ces facteurs, la consommation de foin a été mesurée pendant 5 jours, tout comme les latences des sujets à manger un repas parfumé avec une nouvelle odeur (repas ‘nouveau’). Bien qu’une faible consommation de foin et de longues latences à manger la nourriture parfumée aient effectivement prédit une faible consommation de saccharose, la correction statistique pour ces facteurs n’a pas éliminé la relation entre l’attitude « figée » et la plus faible consommation de saccharose.
Ces données suggèrent ainsi qu’il existe chez certains chevaux de selle des états semblables à la dépression de longue durée, qui corrèlent avec l’expression de comportements stéréotypiques, et qui sont caractérisés par l’anhédonie et par l’attitude « figée » décrite tout au long de cet article.
Fureix C, Beaulieu C, Argaud S, Rochais C, Quinton M, Henry S, Hausberger M, Masona G (2015) Investigating anhedonia in a non-conventional species: Do some riding horses Equus caballus display symptoms of depression? Applied Animal Behaviour Science 162 (2015) 26–36. DOI: http://dx.doi.org/10.1016/j.applanim.2014.11.007